Au mois de Janvier 2007,
toutes les écoles Montessori de la planète
ont célébré l'anniversaire du centenaire de l'ouverture
de la première école Montessori.
Revenons ici sur le commencement de cette fabuleuse histoire
Le 6 janvier 1907 s'ouvrait à Rome la première maison d’enfants "Casa
dei bambini" à
San Lorenzo, un quartier particulièrement défavorisé.
Voici l'histoire des débuts de cette école telle qu'elle est racontée par E.
Mortimer Standing dans son livre : "Maria Montessori sa vie, son
oeuvre".
...
Un nouveau Christophe Colomb
En 1906, Montessori a trente-six ans : elle est peu connu ; vers 1908, sa
renommée est mondiale. Pendant ce cours laps de temps, elle a fait la
découverte de ce que sera sa vie. Ce n'est pas exagérer que de la comparer à
Christophe Colomb : comme lui, elle découvre un nouveau monde.
Le monde découvert par Colomb était un monde extérieur, celui que
Montessori découvre c'est le monde intérieur de l'enfant. C'est une
découverte aussi importante que celle de l'Amérique pour Colomb ou celle
de la loi de la gravitation pour Newton. C'est cela qui l'a rendue célèbre,
plus encore que sa méthode.
La méthode n'est que la conséquence de la découverte ; elle l'a souligné
elle-même : "La seule observation des enfants ne nous permet pas
d'affirmer l'existence d'une autre nature, cachée, celle-là. C'est l'intuition
qui nous a amenée à la création d'une école spécialisée et à inventer une
nouvelle méthode d'éducation. La seule intuition n'imaginerait pas, cependant,
la double nature de l'enfant (normale et déviée)... Tout ce qui est nouveau
doit émerger grâce à sa propre énergie." Qu'est-ce à dire exactement ?
Et quel "hasard" permettra à ce phénomène nouveau d'émerger grâce
à sa propre énergie ?
Le décor est prêt
Un quartier de taudis : à San Lorenzo règnent la pauvreté la plus sordide
et le crime. Des bâtiments construits dans un mépris total des lois de
l'hygiène et, pour la plupart, dans un état de dégradation lamentable : c'est
le fief du prolétariat de la ville. Y fleurissent le sous-développement, la
surpopulation, la promiscuité et l'amoralité.
Une société de construction va élever au coeur de San Lorenzo deux grands
bâtiments qui devront - en principe - mais ce ne sera jamais réalisé -
regrouper tous les habitants du quartier. L'ouvrage terminé, on y installera un
millier de personnes environ, sous réserve qu'elles se conforment aux règles
de la décence et de l'hygiène. On constatera très vite que, pendant la
journée , en l'absence des parents qui travaillent, et des aînés qui sont à
l'école, les plus jeunes, livrés à eux-mêmes, jouent dans les escaliers et
les couloirs, accumulant les dégâts comme de "petits vandales". Etude
faite, les autorités décident qu'il serait moins coûteux de réunir tous ces
enfants en un lieu quelconque et de leur assurer une garde que de constamment
débourser pour réparer leur méfaits.
Un local est désigné... mais qui sera responsable de la garde de ces
enfants ? Montessori est toute indiquée, et, lorsqu'on lui en fait la
proposition, elle accepte de bon coeur cette possibilité de travail sur des
enfants normaux. C'est pour elle la réalisation d'un rêve longtemps caressé.
Rappelons ici que pendant des années elle a eu l'intuition que les méthodes
rentables auprès des enfants retardés pourraient donner d'excellents
résultats si on les appliquait aux enfants normaux.
Une fois acceptée la responsabilité des "petits vandales", il
faut équiper leur local. Le budget alloué ne permet pas l'achat de meubles
ordinaires. On fait donc fabriquer des tables et des chaises miniatures, à la
taille des enfants, au lieu des bureaux scolaires qu'il aurait été normal
d'utiliser. On y ajoute quelques petits fauteuils sous prétexte qu'il faut bien
se reposer de temps en temps. Montessori prépare tout un matériel analogue à
celui qu'elle a utilisé avec les enfants déficients. A San Lorenzo non plus
"on n'a jamais rien vu qui ressemblât à un équipement scolaire".
Personnages
Telle est la scène préparée pour la pièce inattendue qui va se jouer. Des
taudis à Rome ; une pièce dans un grand ensemble. Les acteurs ne promettent
guère : "Soixante gosses peureux et larmoyants, si timides qu'on ne peut
les faire parler ; visages inexpressifs aux regards hébétés comme s'ils
n'avaient jamais rien vu... pauvres abandonnés qui ont poussé dans
l'obscurité et le désordre des taudis, sans que rien vienne stimuler leur
intelligence. Il n'est pas besoin d'être médecin pour découvrir sur eux les
traces de la dénutrition et du manque d'air et de lumière. Boutons fanés
avant d'avoir éclos, ils cachent leur âme dans une cellule hermétique."
C'est Montessori qui parle.
Elle a trop d'obligations pour pouvoir s'occuper continuellement de ces
enfants ; il faut trouver quelqu'un. Comme le poste est sans avenir, on le donne
à la fille du concierge, puis, plus tard, à une couturière qui, bien que plus
instruite, n'a cependant reçu aucune formation d'enseignante.
Ce sera plutôt bénéfique : un professeur formé aux vieilles méthodes
aurait été imperméable aux directives de Montessori. Cette dernière ne
donnait pas à proprement parler, de formation à ces jeunes femmes : "Je
n'imposais aucune limite à l'éducatrice, aucun devoir ; je lui enseignais
simplement à utiliser le matériel de façon à le présenter convenablement
aux enfants."
Prologue
Une cérémonie d'ouverture est décidée, et Montessori priée d'y faire le
discours inaugural. La fille du concierge formée par ses soins, ne voulant pas
être en reste, informe Montessori qu'elle a exercé ses administrés à faire
le salut militaire. Mais lorsque le grand jour arrive et qu'apparaissent les
pauvres avortons déjetés dans leur bleu d'orphelins, ils ont tout oublié. Une
dame romaine demande même "s'il y aura dans un mois un changement sensible
chez ces enfants". Manifestement, elle n'y croit pas. Montessori cependant
est d'un autre avis.
Ce jour d'ouverture, le 6 janvier 1906, elle a soudain conscience de
l'immense signification de l'entreprise qui débute si humblement. En ce jour de
l'Epiphanie, les paroles de l'Epitre lui paraissent comme une heureuse
prophétie : "Car voici que les ténèbres couvrent la terre, l'obscurité couvre
les peuples ... mais le Seigneur se lève. Et les nations marcheront vers ta
lumière et les rois vers la clarté de ton aurore. Lève les yeux tout autour
et vois ... alors tu verras et tu seras radieuse, ton cœur se dilatera, car
vers toi afflueront les trésors d'au-delà des mers. "
En l'entendant citer ces paroles et
en écoutant le discours qui suit,
l'auditoire
stupéfait s'étonne de ce qu'elle
puisse trouver matière à symbole dans une classe de soixante malheureux
gosses. L'événement devait démontrer la justesse de son intuition: avant
qu'un an ne se soit écoulé, on verra, littéralement, «les rois marcher vers
la clarté de l'aurore» et une multitude d'au-delà des mers se convertir avec
émerveillement à cette nouvelle épiphanie.
Le rideau se lève
sur un conte de fées
Dans
toute l'histoire de l'éducation - de Platon jusqu'à nos jours - rien de plus
frappant que la bousculade d'événements qui se succéderont pendant les six
mois suivants. Ce qui se passa à l'école Pestalozzi d'Iverdun ou dans les écoles
froebeliennes de Neuheim, ou parmi les petits paysans de Tolstoï, ne peut se
comparer au conte de fées romain.
«Je
me mets au travail, écrit Montessori dans L'Enfant, comme la paysanne qui,
ayant mis de côté une bonne réserve de semence de blé, a trouvé un terrain
fertile où semer librement. A peine retournées les premières mottes de mon
champ, c'est de l'or que je trouve ... Je me sens alors comme ce fou d'Aladin
qui, sans s'en douter, tenait en main la clé de trésors cachés. »
Des
trésors cachés ? L'enfance trop
souvent masquée par des déviations se découvrait à
Montessori. Savoir combien l'on avait
jusqu'ici mésestimé l'enfant, c'était libérer en lui une personnalité plus
profonde et le faire naître à nouveau. En travaillant avec les enfants arriérés,
elle a découvert que
c'est elle-même qui profitera avant tout du matériel qu'elle a inventé pour
éveiller leur intérêt. Elle a dû déployer toute son énergie et sa
puissance de persuasion pour obtenir de ces enfants une certaine continuité
dans le travail. Avec les enfants normaux, ce sera tout différent. Le matériel
deviendra la lampe d'Aladin : les enfants, en choisissant spontanément leur matériel
de travail, dévoileront à son regard émerveillé les trésors cachés à
l'intérieur d'eux-mêmes.
Une
étonnante concentration mentale
Une
petite fille de trois ans s'amuse avec des cylindres de diverses tailles qu'il
faut placer dans des cavités de tailles correspondantes ; elle est si concentrée
que le reste du monde semble avoir cessé d'exister pour elle. Montessori s'étonne
de l'intensité de cette concentration - si inhabituelle à cet âge - et
demande à l'éducatrice de faire chanter les autres enfants en les faisant défiler
autour de la petite fille. Mais celle-ci ne semble pas consciente de ce désordre;
elle continue, répétant mystérieusement le même exercice (mélanger les
cylindres, puis les replacer dans leurs cavités respectives). Alors Montessori
soulève doucement le fauteuil et l'enfant et les place sur une table. L'enfant
qui s'est cramponnée aux précieux cylindres, continue comme si de rien n'était.
L'opération se répétera quarante-deux fois. Puis ce sera comme si l'enfant
sortait d'un rêve: les yeux brillants, elle regarde autour d'elle : elle sourit
de bonheur et semble (fait étrange après tant de concentration) tout à fait
reposée. Désormais, dans les écoles montessoriennes, on accordera beaucoup
d'importance au choix spontané de l'enfant.
L'amour
de la répétition
Cette
capacité de concentration chez un enfant si jeune est-elle un phénomène
nouveau? «Non certes, mais voilà un premier coup d' œil dans les abîmes inexplorés
d'un esprit d'enfant. » Une autre révélation non moins caractéristique va
se faire jour : la tendance à répéter encore et encore le même geste.
Montessori devait un jour considérer cette répétition apparemment incompréhensible
d'un même exercice comme un trait essentiel de l'activité enfantine,
qui semble répondre à un besoin psychique de l'enfant.
L'amour de l'ordre
Une erreur de
l'éducatrice va permettre une autre découverte. Le matériel avec lequel les
enfants travaillent est rangé dans un grand placard fermé à clé ; l'éducatrice
en conserve la clé. Contrairement à ce qui se fera ultérieurement, c'est
elle qui, alors, distribue ce matériel au début de la classe, elle qui le
ramasse pour le ranger lorsque la leçon est terminée. Elle remarque que - bien
qu'elle les ait priés de demeurer à leur place - ils la suivent jusqu'au
placard, surveillant solennellement le rangement.
Ce qui ne
semble qu'une simple désobéissance à l'éducatrice apparaît à Montessori
comme le besoin d'aller jusqu'au bout d'une action: elle les laisse donc libres.
Une nouvelle vie commence alors pour eux. Ils s'épanouissent à ranger leur matériel
et même à tenir leur classe en ordre. Plus tard, Montessori verra dans cet
amour de l'ordre chez les jeunes enfants (que les plus âgés ne partagent pas)
l'expression d'une loi générale, «la loi des périodes sensibles du développement
». Il s'agit là de la période
sensible à l'ordre qui existe entre l'âge de douze mois et celui de trois ans
et demi. Il aurait été impossible d'imposer l'ordre à un groupe d'une
quarantaine d'enfants si ce besoin n'était pas inné. La liberté dans le choix
de leurs occupations et de leurs mouvements aurait également été impossible.
Liberté du choix
L'éducatrice
arrive un jour en retard. Elle a oublié la veille de fermer à clé le placard.
Les enfants l'ont déjà ouvert, ce fameux placard; quelques-uns d'entre eux méditent
en en regardant le contenu ; d'autres emportent du matériel, tandis que les
plus studieux ont déjà regagné leur place pour travailler. L'éducatrice fâchée
parle de vol et de punition. Montessori, une fois de plus, comprend les
motivations
de ces enfants : ils savent déjà utiliser leur matériel et se trouvent en état
de choisir ceci plutôt que cela ; ils n'ont pas eu la moindre intention de
voler, c'est évident, puisqu'ils considèrent joyeusement le rangement comme le
point culminant de tout un cycle d'activités. Là encore s'ébauche l'un des
principes vitaux du système montessorien : le libre choix d'une activité. La
découverte précède l'affirmation d'un principe. Plus tard, Montessori remplacera
le grand placard par un certain nombre de petites armoires aux couleurs vives,
de la hauteur des enfants; ils pourront y regarder, choisir, prendre et remettre
en place sans l'aide d'aucun adulte. Le chemin de la complète indépendance
est ouvert.
On préfère le «
travail» au Jeu
On· pense
souvent que le jeu est la libre expression de la personnalité enfantine; le
travail, par opposition, apparaît comme une .contrainte imposée. Montessori
va nous éclairer là-dessus. Quelques-unes de ses riches amies romaines lui ont
donné des jouets coûteux : poupées, maisons de poupées, vaisselle et même
une cuisine. Montessori met tout cela à la disposition des enfants au même
titre que le matériel de travail. Or, les enfants ne choisissent jamais les
jouets. Montessori, étonnée, intervient elle-même et leur montre comment
s'en servir. Ils s'y intéressent un temps, puis s'éloignent : «Les jouets ne
seront jamais l'objet d'un choix spontané. »
Montessori en déduit (bien des adultes l'ignoreront toujours) que les
enfants préfèrent le travail au jeu. Nous verrons plus loin la nature du
travail spontané chez l'enfant et comment il diffère de celui des adulte en
qualité et en motivations. C'est dans cette découverte qu'il faut trouver la
principale différence entre le jardin d'enfants froebelien et l'école
montessorienne.
Pas de
sanctions
L'éducatrice -
ou plutôt la jeune fille qui, sans être une éducatrice diplômée, joue le rôle
de professeur - met en vigueur un système de récompenses et de punitions.
Montessori
trouvera un jour une fillette assise dans son fauteuil, arborant une pompeuse décoration
destinée à récompenser la bonne
conduite. Pourtant l'enfant en question est punie. Qu'est-il arrivé? Un petit
garçon s'est, quelques instants auparavant, privé de sa médaille pour l'épingler
sur la poitrine de la coupable. Il n'attache apparemment que peu de valeur à
sa décoration : la fillette, de son côté, se pavane complaisamment
sans se sentir le moins du monde atteinte par sa punition. Après plusieurs expériences,
l'éducatrice réalisera que les enfants ne retirent rien de ce système, et
elle en abandonnera la pratique. A mesure que de nouvelles écoles
montessoriennes s'ouvriront, on découvrira que les enfants deviennent sages et
ordonnés dès qu'ils ont appris à travailler.
La «méchanceté» n'est que le résultat de «
déviations» dues au fait que des énergies constructives ont été mal
orientées. On découvrira également qu'aucune punition n'est efficace: seule
une nouvelle orientation des éléments de la personnalité, au moyen d'un
travail spontanément choisi, peut faire disparaître ces «déviations »,
Des années
plus tard, dans une grande école montessorienne, le seul nom inscrit au
registre des punitions sera celui de l'Inspecteur royal dont la charge exige
qu'il signe ledit registre. Cas isolé, comme le prouvent les réponses à
un questionnaire qui fut adressé à plusieurs
écoles montessoriennes : « Comment
punissez-vous? » Une directrice répondra: « Le travail a sa récompense en
lui-même. Les punitions sont rares. Un enfant insupportable doit être séparé
de ses compagnons jusqu'à ce qu'il soit capable de bien se conduire. » Une
autre: «Pour les enfants les plus jeunes, la plus haute récompense est de
passer dans une section supérieure ... c'est une grande punition que de se voir
interdire l'utilisation du matériel et d'être obligé de rester assis et
inoccupé. » Une autre éducatrice
(avec vingt ans d'expérience montessorienne derrière elle) dira: «
Si un avertissement ne suffit pas, le gêneur est séparé de ses
compagnons et prié de s'asseoir derrière l'éducatrice. La leçon éveillera
en général son intérêt et il se mettra au travail. Ou bien il s'ennuiera et
demandera à retourner à
sa place. Ce genre de "punition" se révèle tout à
fait suffisant. »
L'amour du silence
Bien des gens
considèrent les enfants comme des êtres bruyants (surtout en groupes). «Il
n'est tranquille que lorsqu'il dort », disent les mères. Or Montessori va
découvrir
qu'au plus profond de leur être les enfants nourrissent un grand amour pour le
silence. Convions le lecteur à découvrir
par lui-même (dans L'Enfant, Desclée de Brouwer, p. 110-111) comment,
aidée par un bébé de quatre mois, Montessori sera conduite à
cette découverte.
Aux chapitres
11 et 13 du présent ouvrage, nous décrirons le fameux «jeu du silence» qui
sera l'un des moments les plus charmants des classes montessoriennes.
On refuse les bonbons
Un jour, après
avoir «joué au silence », ce qui exige patience et maîtrise de soi,
Montessori décide de récompenser chaque enfant d'un bonbon. A son grand
étonnement,
ils refusent. Ils semblent dire : «N'abîme pas notre belle expérience ; nous
sommes encore sous le charme, ne nous distrais pas.» Devant ce refus,
Montessori multiplie les tests et s'assure que les bonbons restent intouchés,
parfois pendant des semaines. Elle se demande alors s'il s'agit d'un sentiment
« analogue à celui des moines qui se
détachent de tout ce qui est confort et de tout ce qui leur paraît inutile
dans leur quête de la vérité, une fois qu'ils ont gravi les premiers échelons
de la vie spirituelle ».
Elle vérifiera
bien souvent cette indifférence à l'attrait
des bonbons quand il y a conflit avec les intérêts de l'esprit. En voici un
exemple frappant : une fillette d'environ cinq ans et demi additionne des bâtonnets
sur un tapis et inscrit les résultats à la
craie sur une ardoise. Elle est absorbée, à tel
point qu'elle n'a pas encore rejoint ses camarades qui
dansent sur un rythme musical. Des
visiteurs entrent; l'un d'eux commence à distribuer des bonbons aux jeunes
danseurs.
Comme on peut s'y attendre, cette générosité sème le désordre dans la
danse, et les enfants se pressent autour du donateur qui finit par confier le
paquet de bonbons à l'éducatrice. La fillette en question, ayant un doute sur
le résultat de son opération, est venue demander son aide à l'éducatrice.
Celle-ci, croyant que l'enfant vient à elle dans le même but que les autres,
place un bonbon dans sa main tendue. Surprise et désappointement de la part de l'enfant:
« Eh ! quoi! semble-t-elle dire, j'ai demandé du pain et on me donne une
pierre! » Silencieusement elle revient à son tapis, le bonbon dans la main, et
se remet au travail. Le plus étonnant dans l'affaire est que, loin de manger
son bonbon, elle s'en sert pour pointer ses tas de bâtonnets jusqu'à ce
qu'elle puisse inscrire le bon résultat sur son ardoise. Puis, empochant le
bonbon, elle repart pour une nouvelle addition. Triomphe complet de l'esprit sur
la matière!
L'émergence,
chez de si petits enfants, d'intérêts intellectuels assez forts pour faire
obstacle (comme dans les extases des saints) aux facultés plus basses, parut si
extraordinaire que nombre de personnes voulurent vérifier le fait. Un
cardinal vint un jour à la Maison des enfants de San Lorenzo : il apportait un
sac de gâteaux. Ces friandises avaient les mêmes formes géométriques que le
matériel utilisé par les enfants. Sans songer à les manger, ils se poussaient
autour de la table, très excités, et l'on entendait : « C'est un triangle!»
«Moi, c'est un cercle! » «Côme a un rectangle! » ...
Sens de la dignité
Puis un incident amusant et pathétique à la fois :
Montessori décide
un jour d'apprendre aux enfants à se moucher. Elle commence d'abord par ce
qu'il ne faut pas faire, puis elle leur explique comment opérer aussi discrètement
que possible, sans se faire remarquer.
Les enfants
suivent la démonstration avec un intérêt silencieux. La leçon terminée, ils
éclatent en généreux
applaudissements, et Montessori, étonnée
de cette véritable ovation, est éblouie par la signification qu'elle contient.
La question soulevée - avoir le nez propre - est une de celles que les enfants
associent avec la moquerie et l'humiliation. On les ennuie tout le temps : «
Mouche-toi, Pierre », « pourquoi
n'utilises-tu pas ton mouchoir, petit sale?» etc. Mais personne ne leur a
jamais calmement enseigné la manière de le faire. Ce sera la première d'une série
d'expériences semblables qui amèneront Montessori à réaliser qu'il existe, même
chez de très jeunes enfants, un sens profond de la dignité, et que si les
adultes en font fi, « leurs âmes
peuvent être blessées à un tel point que l'on ne réalise pas ». Plus tard,
elle fera du respect de la dignité enfantine, un des principes directeurs de la
formation des éducateurs.
L'explosion dans l'écriture
L'un des événements
les plus impressionnants qui marquèrent cette époque de «
conte de fées» fut sans conteste le fait qu'un certain nombre d'enfants
entre quatre et cinq ans se mirent spontanément à écrire, sans qu'on le leur
ait enseigné.
Au début,
Montessori ne songeait nullement à aborder le problème de l'écriture avec de
si jeunes enfants; elle a même avoué qu'elle partageait ce préjugé général
qui veut qu'un enfant commence à écrire le plus tard possible, en tout cas pas
avant l'âge de six ans. Mais les enfants eux-mêmes en décidèrent autrement:
quelques-uns lui demanderont à apprendre à lire et à écrire. Elle ne cédera
que lorsque les parents joindront leurs sollicitations à celles des enfants.
Elle
décide d'employer des méthodes semblables à celles déjà utilisées avec des
enfants déficients. Avec son assistante, elle se met à fabriquer des
alphabets. Il y en a de deux sortes : l'un des alphabets est formé de lettres découpées
dans du carton, l'autre de lettres découpées dans du papier de verre et collées
sur de petites plaques de bois. On enseigne non pas le nom de chaque lettre,
mais le son qu'elles représentent; en même temps, on encourage les
enfants à toucher les lettres dans le sens de l'écriture,
avec l'index et le majeur de la main droite.
On ne leur
apprend pas à écrire. Or, un petit bonhomme de cinq ans fait un jour une
grande découverte : il va et vient en se parlant à lui-même: pour faire SOFIA
on prend S, O, F, I et A. Il vient de découvrir que l'on peut décomposer un
mot écrit et que les sons qui composent ce mot, il les connaît déjà. Il
commence donc - et d'autres après lui - à composer des mots variés au moyen
de lettres en carton éparpillées sur le sol.
Mais ce n'est pas encore l'écriture.
Ce qui arrive ensuite, nous laissons Montessori le conter elle-même.
«
Un jour de décembre doux comme le printemps, nous montons sur la
terrasse ; les enfants jouent librement ; je suis assise près d'une cheminée
et je demande à un petit garçon de cinq ans, assis auprès de moi, de dessiner
cette cheminée avec un morceau de craie. Je l'encourage tandis qu'il esquisse
grossièrement la cheminée sur le sol de la terrasse ; lui, me regarde, rit de
plaisir et soudain hurle :
"Je sais écrire, je sais écrire
!" et s'agenouillant à nouveau
il écrit "mano" (la main) plein d'enthousiasme, il écrit encore
"camino" (la cheminée) "tetto" (le toit) tout en répétant
"je sais écrire" ! »
Les autres
enfants, surpris et excités, forment cercle autour de lui; quelques-uns d'entre
eux, tremblants d'excitation, me réclament aussi une craie et commencent à
écrire différents mots comme mamma, ada. C'est la première fois qu'ils écrivent
un mot entier: c'est la première fois qu'ils écrivent, et cela libère chez
eux un déferlement d'enthousiasme. Incapables d'établir une relation entre
leur préparation antérieure et l'acte qu'ils viennent de poser, ils se
figurent qu'ils sont devenus grands tout à coup. Cette nouvelle capacité leur
est comme un don de nature.
L'enfant qui écrit
un mot pour la première fois est comme la poule qui vient de pondre un œuf :
sa joie est bruyante ; il continue, comme enivré. J'ai vu des enfants se presser
autour du tableau noir, les uns debout au premier rang, les autres derrière,
juchés sur des chaises pour essayer d'atteindre le haut du tableau. Les volets,
la porte, le sol étaient couverts de signes.
Des rapports quotidiens nous apprenaient qu'il en était
de même à la maison ; pour sauver les
planchers et même la croûte du pain, des mères achetèrent des crayons et du
papier.
Cette explosion
enivrante se produit dans toute bonne école montessorienne (à
des âges différents selon les enfants) lorsque, la préparation terminée,
l'enfant réalise une éclatante synthèse.
Découverte de la lecture
On pourrait en
conclure qu'avec l'écriture les enfants acquièrent aussi l'art de lire.
Montessori découvre que l'écriture vient bien avant la lecture, en réalité
plusieurs mois avant. « Avec une infatigable activité, les enfants
s'abandonnent à la joie d'écrire ;
pendant six mois, toute leur énergie s'appliquera à
écrire, non à lire. »
Vers la fin de
cette période, Montessori, sans prononcer un mot, écrit au tableau : «Si vous
m'aimez, venez m'embrasser », ou «Si vous savez lire, venez me voir ».
Pendant plusieurs jours, rien n'arrive: les enfants s'imaginent que
Montessori écrit comme eux pour s'amuser. Puis un jour, une petite fille
s'approche timidement de Montessori et lui dit: « Eccomi »
(me voici !) ; une autre la
suit bientôt et donne le baiser demandé.
Le grand secret
est donc découvert! On peut communiquer sans le moyen de la parole - quelle
expérience passionnante! «Ils se tendaient, en une silencieuse attention,
tandis que j'écrivais, phrase par phrase, des ordres qu'ils exécutaient peu
après avec une secrète exultation.» Ils découvraient ainsi que l'écriture
est faite pour transmettre la pensée.
La discipline spontanée
Et
dire que la Maison des enfants avait été créée pour des enfants déficients!
Ce que l'on découvrira par la suite ne sera pas moins étonnant que ces débuts.
Au fur et à
mesure
que les semaines s'écoulent, les enfants, s'habituant à
leur
nouvelle vie, s'améliorent. Ils témoignent d'une étonnante discipline
personnelle : à
leur
sérénité s'ajoute le respect des droits des autres. C'est parfaitement
spontané (rappelons-nous qu'il n'y a ni récompense ni punition) : ils vivent,
transformés, dans leur petit monde studieux, choisissant et rangeant leur matériel,
sans jamais déranger personne. Leurs mouvements deviennent plus harmonieux ;
tout en eux témoigne de l'intérêt qu'ils portent à
toute chose. Ce sont des personnes libres et indépendantes, responsables
de leurs actes. Jamais ils n'abusent de leur liberté. Leur respect de l'autorité
n'est en rien diminué. Ils deviennent au contraire si obéissants qu'une de
leurs éducatrices déclare un jour: «Je commence à
sentir ma responsabilité dès que j'ouvre la bouche. » Une autre
reconnaît que « leur docilité est si grande qu'il faut, lorsqu'on donne un
ordre, bien leur préciser auparavant à quel
moment cet ordre devra être exécuté, sinon ils se bousculent pour l'accomplir».
Le même phénomène
apparaît dans toutes les classes montessoriennes qui se multiplient en Europe ;
les tenants des vieilles méthodes d'enseignement auront du mal à
se rendre à l'évidence : une
discipline spontanée s'établit dans des classes de quarante enfants. Des incrédules
parleront même d'hypnotisme.
Une discipline à l'échelon
du cosmos
Lorsqu'elle découvre,
chez de très jeunes enfants, un tel sens de la discipline, Montessori
s'interroge avec émotion sur la cause de ce phénomène et s'émerveille en
pensant qu'il s'inscrit dans l'universelle discipline qui régit les atomes et
les astres. Voici ce qu'elle en dit:
« Le silence
de cette classe au travail était bouleversant, nulle contrainte n'aurait pu
l'obtenir. Les enfants avaient-ils découvert leur orbite, comme des étoiles
qui se meuvent et brillent pour l'éternité? Pouvait-on leur appliquer ce texte
de la Bible: "Et les étoiles se sont réjouies; et elles ont répondu
'nous voici', et dans leur joie, elles ont brillé pour Celui qui les a créées
?" »
Montessori
avait l'impression que cette discipline naturelle entraînait toutes les autres
(celles de la vie sociale, par exemple) et qu'elle était la mystérieuse conséquence
de la liberté.
3. Développement
Le cercle s'élargit
On commence à
parler de San Lorenzo. Une seconde Maison des enfants va s'ouvrir dans un autre
quartier ouvrier. On vient de loin voir ces enfants pas comme les autres; on en
repart émerveillé. Non seulement les éducateurs mais des gens de toute
sorte ... et même des rois! La reine Margherita de Savoie sera l'une des premières
et des plus intéressées.
Dès les débuts,
on remarque que des personnalités au jugement sûr voient dans l'expérience
montessorienne un événement d'importance. La reine Margherita déclarera «qu'on
se trouve à l'aube d'une nouvelle philosophie de la vie et que ce sont les
enfants qui nous éclaireront là-dessus ».
La Supérieure
d'un ordre religieux assurera que la découverte de Montessori est au moins
aussi importante que celle de Marconi. Faut-il voir là de l'exagération? Tous
les visiteurs seront unanimes, et leur émerveillement ne diminuera pas à
mesure que le temps passera.
Une déléguée
du London County Council, à son retour de Rome, sera si enthousiaste qu'elle
transformera, à ses frais, sa classe londonienne ; le succès est tel que les
représentants de la commission de l'Education du LCC n'ont plus qu'à
s'incliner devant Montessori. Mais n'anticipons
pas. La presse découvre que le triste quartier de San Lorenzo recèle une «
nouveauté ». On l'écrit, on l'imprime en plusieurs langues. Les visiteurs
affluent « d'au-delà des mers» pour observer des enfants, ouverts et libres,
capables d'écrire à quatre ans. Quelques-uns de ces visiteurs éprouveront
le besoin de bouleverser quelque peu leur vie. Tel ce M. Bertram Hawker qui, après
une longue étude à Rome, revient à Londres pour y fonder la société
Montessori
et installer la première école montessorienne anglaise dans sa propre maison ;
telles ces deux sœurs, professeurs en Australie qui vendent tout ce qu'elles
possèdent pour venir à Rome. Parmi les pèlerins qui viennent à Rome dans
l'intention d'y étudier l'expérience montessorienne, il faut aussi mentionner
la fille de Tolstoï.
Un diplomate étonné
La renommée de
San Lorenzo parvient aux oreilles de l'ambassadeur d'Argentine à Rome, qui décide
d'aller se rendre compte par lui-même. Sceptique, il ne prévient personne,
afin que l'on ne prépare rien pour sa visite. Malheureusement il arrive à l'école
un jeudi, jour de congé, lui explique le concierge. Un enfant passe par là,
entend la conversation et s'écrie : «Mais ça ne fait rien, vous avez la clé
(dit-il au concierge) et tous les enfants habitent par ici.» Le concierge ouvre
alors la porte et le petit garçon va battre le rappel ; tout le monde entre
dans la classe et les enfants reçoivent l'ambassadeur en travaillant comme
d'habitude.
La méthode
montessorienne révèle un « enfant
nouveau ». Des livres paraissent
qui démontrent que l'enfant naît bon, qu'il se fatigue d'être inactif, que,
de lui-même, il cherche à élargir
ses connaissances, qu'il est capable de coopérer avec ses aînés et de vivre
en parfaite harmonie avec chacun.
Un appel universel
Le comportement
de l'« enfant nouveau» éveille un intérêt universel. Chacun y voit la
concrétisation de son idéal particulier ; un politicien parle de «liberté
par la discipline» ; un socialiste y découvre « le triomphe de la liberté
individuelle au sein d'une parfaite organisation» ; l'aristocratie fait
chorus en affirmant que cette forme d'éducation supprimera chez l'enfant la
maladresse et la timidité.
Le congrès
socialiste de Berne affirmera le droit pour l'homme d'être éduqué par la
méthode montessorienne ; un prêtre catholique écrira que l'ensemble des
principes pédagogiques de Montessori semblent directement inspirés de la
morale catholique. Le temps ne fera qu'augmenter cette attente universelle.
Depuis soixante ans, les principes montessoriens appliqués par des
personnalités très diverses ont obtenu les résultats les plus satisfaisants :
c'est qu'ils se basent sur des caractéristiques communes à
tous les types humains. Un psychologue hollandais n'a-t-il pas écrit que
«Montessori a réveillé le subconscient qui, tout au fond de chaque être
humain, attend un stimulant pour émerger à la
surface du conscient» ?
...
Haut de page